VILLERS Guillaume

photo de Guillaume VILLERS

TRAME

Doctorant·e
Sociologie
guillaume.villers@univ-lorraine.fr
  • travail
  • salariat
  • industrie textile
  • régime de mobilisation

Les dynamiques de formation des ouvrières et ouvriers de l'industrie textile vosgienne

L’avenir du travail est une question récurrente de la sociologie du travail. La figure tutélaire de la discipline, Georges Friedmann, en demandant dès les années 1950 (Friedmann, G., 1967) Où va le travail humain ? avec l’automation, initie les analyses prospectives du travail. On interroge déjà les conséquences de la technique qui donne congé au travail et qui conduit à envisager où ce dernier peut être relogé. Les thèses sur l’avenir du travail iront alors bon train, ressurgissant à chaque nouveau cycle économique et « grappe d’innovations » technologiques (Schumpeter, J.A., 1999).
Aussi la crise du fordisme et la numérisation croissante de l’économie ont-elles profondément bouleversé le travail au point que d’aucuns comme Jeremy Rifkin annonceront dans le milieu de la décennie 1990 la fin du travail productif tel que nous le connaissons (Rifkin, J., 1996). De nombreuses thèses déclinistes emboîteront le pas, scrutant les évolutions qui sonneraient le glas, et de la société industrielle, et du salariat. Intégrant l’idée d’une société post-industrielle et post-salariale, elles se détournent alors du secteur industriel pour se focaliser sur les figures modernes du travail à l’ère du numérique, et, abandonnent l’analyse du travail salarié et de ses institutions pour se centrer sur les formes contemporaines de mise au travail de l’indépendance et de l’économie de plateformes. Or, si la société industrielle de la première moitié du XXème et du fordisme a vécu, l’industrie est loin d’avoir disparu, Pierre Veltz constate a contrario une industrialisation persistante du monde, voire son intensification (Veltz, P., 2017). Or, si le salariat a connu de nombreuses mutations (Boulayoune, A. & Jacquot, L., 2007) voyant sa condition s’effriter (Castel, R., 1995), il ne va pas à sa perte comme l’attestent deux mouvements de fond : la stabilisation quantitative du salariat en France et dans les pays industrialisés – de 70% à 90% des emplois sont des emplois salariés – ; la mondialisation qui est marquée par une généralisation du salariat au niveau mondial qui fait pénétrer le capitalisme au cœur même des sociétés non occidentales.
Plutôt que de proposer une thèse faisant un nouvel état des lieux de la robotisation, de la digitalisation, de l’ubérisation, etc. nous proposerons de décaler le regard en partant des transformations d’une des plus vieilles filières industrielles d’Europe – la filière habillement-cuir-textile – qui n’est pas sans être affectée par ces différentes dynamiques. Il s’agira de saisir les nouveaux modèles productifs développés par cette industrie traditionnelle et les nouvelles formes de mise au travail qu’elle a déployées pour perdurer sur le territoire national. Les industries de l’habillement, du cuir et du textile offrent un cadre d’analyse approprié et fécond pour une démarche socio-historique sur la construction de nouveaux modèles de production et régimes de mobilisation de la force de travail. La thèse reviendra alors non seulement sur les composantes du modèle productif – les principes de gestion et les stratégies productives, l’organisation du travail proprement dit et les formes concrètes de division et de coopération du travail, l’organisation du procès de travail (Jacquot, L., 2003) – et leurs agencements singuliers pour donner à voir comment les salarié.e.s travaillent aujourd’hui et pourraient travailler demain « pour habiller et chausser la planète ». Elle s’attachera également à mettre au jour les formes contemporaines de mise au travail dans l’industrie de l’habillement, du cuir et du textile à l’heure de la robotisation et de la digitalisation.
Dans un article pour la Revue Futuribles, Martin Richer (2018) souligne cinq tendances lourdes d’évolution du travail : l’extrême fragmentation du travail qui peut se traduire par une décomposition de celui-ci en de nombreuses tâches, le recours à de multiples intermédiaires ou différents types de travailleurs, l’intensification du travail, la modification des chaînes de valeur… ; l’automatisation qui est renforcée par la diffusion de la robotique et du numérique ; la plate-formisation qui renvoie entre autres à la désintermédiation et à de nouvelles interfaces entre offre et demande d’emploi ; l’individualisation qui modifie substantiellement par la recherche d’autonomie et de valorisation des choix individuels le rapport au travail et aux attentes à son égard ; l’insubordination qui s’exprime par un relâchement du lien à l’entreprise. Comment ces évolutions, et d’autres, se manifestent-elles dans les industries de l’habillement, du cuir et du textile ? Comment les nouveaux modèles productifs mis en place engagent-ils les salarié.e.s ? En quoi la transformation de ses composantes – stratégies productives, formes de division et de coopération du travail, organisation du procès de travail – bouleverse-t-elle le travail des ouvriers et ouvrières textiles ? Quelles sont aujourd’hui les formes de mise au travail que réclame la filière textile qui, malgré une perte des deux tiers de ses effectifs et de plus de la moitié de sa production en 20 ans, a su se maintenir en régions en changeant de modèles productifs ? Quelles compétences techniques et humaines requièrent-elles pour reprendre le questionnement de la recherche en gestion ? Quelle est la place de la formation professionnelle dans cette dynamique modernisatrice et comment celle-ci s’intègre-t-elle dans les écosystèmes territoriaux que cherche à saisir la recherche en géographie ?
L’industrie textile, par laquelle nous entendons à l’instar de l’étude réalisée par l’INSEE (Insee Première, 2018), les industries de l’habillement, de la fabrication textile, du cuir et de la chaussure, s’impose comme un cadre d’autant plus pertinent pour analyser l’avenir du travail, qu’elle fut en quelque sorte l’idéal-type de l’industrie capitaliste naissante, qu’elle a connu les différentes étapes de sa maturation (de la manufacture à la fabrique), qu’elle a symbolisé la crise (que la rationalisation du travail et l’intensification du capital ne sauront résoudre comme en témoigne le cas de l’entreprise Bata-Hellocourt que nous avons étudié pour le programme Ariane du contrat de plan État-région 2015-2020 ), qu’elle a tenté d’en sortir en modernisant et transformant son modèle de production dès la fin des années 1970, qu’elle vit aujourd’hui une nouvelle période avec la transformation des chaînes de production et de la division internationale du travail via le recours à la sous-traitance internationale et/ou à la délocalisation, l’invention de principes de gestion et le développement de nouvelles stratégies productives, l’utilisation de nouveaux systèmes automatisés et de la digitalisation (pour faire advenir l’industrie 4.0), la mutation des métiers du textile et l’apparition de nouvelles qualifications et professionnalités.

Lionel Jacquot